La colonisation a laissé l’Algérie marquée, effaçant une grande partie de ses racines culturelles. Après l’indépendance, l’Algérie s’est retrouvée face à deux défis : reconstruire son identité nationale et faire face à des tensions internes. La décennie noire (1991-2002), marquée par une guerre civile violente, a plongé le pays dans une crise, où la musique, en particulier le raï qui signifie « opinion » en darija ( dialecte algérien ), est devenue un moyen d’expression, un exutoire et une forme de résistance pour la jeunesse.

Aujourd’hui, ce même raï, avec ses influences populaires, inspire le rap algérien. Des artistes comme Rimk, Soolking, Tif ou Danyl utilisent les “drums rebeu” pour faire vivre cet héritage, revendiquant leurs racines tout en parlant de la colonisation, de la guerre d’Algérie et des enjeux actuels du pays on parle même de néo-raï

Le raï, une revival culturelle après la colonisation

Le raï, c’est bien plus qu’une musique populaire : c’est un acte de résistance. Né dans les années 1920 à Oran, dans les quartiers populaires de la côte algérienne, il s’est rapidement imposé comme un vecteur de contestation pour les luttes sociales. À l’époque de la colonisation française, cette musique était un moyen pour les jeunes Algériens de revendiquer leur culture et leur identité face à l’oppression française. Après l’indépendance, le raï est devenu un outil de réaffirmation des racines culturelles et une manière de se réapproprier une histoire brisée par la colonisation. Au fil des années, il est devenu l’expression d’un peuple déterminé à se reconstruire après des siècles de domination.

La décennie noire : Le raï comme exutoire et cri de révolte

Le raï, qui a vu le jour au cœur des luttes de la colonisation, prend une nouvelle dimension dans les années 90, lors de la décennie noire. Si, pendant la colonisation, la musique était un moyen d’affirmer l’identité algérienne face à l’oppression, dans les années 90, elle devient le seul exutoire pour une jeunesse écrasée par la violence de la guerre civile. Les attentats, la répression, et la terreur imposent un silence lourd sur la société, et c’est par le biais du raï que la jeunesse trouve encore un moyen de s’exprimer, de revendiquer sa liberté et de lutter contre l’extrémisme.

Les paroles de Cheb Hasni, par exemple, sont un cri de désespoir face à un quotidien marqué par la violence. Cheb Hasni n’écrit jamais frontalement sur l’oppression politique ou la guerre civile. C’était trop dangereux à l’époque, et lui, il le faisait en creux à travers des chansons d’amour, de douleur intime, de désespoir… Mais ce désespoir-là, c’est une métaphore directe de l’Algérie sous pression. Donc une line qui représente l’oppression chez Hasni, elle ne va pas parler de l’État ou de la guerre avec des mots directs, mais elle va plutôt dire “Ghaltana w zaman dakhlani lel h’abs bla dounb.” (Tu t’es trompée, et le temps m’a mis en prison sans crime.) C’est une punchline typique Cheb Hasni : Il parle à une femme, mais tu peux le lire en double sens : “Le temps”, c’est le système, la société, la guerre. Et “la prison sans crime”, c’est l’Algérie étouffée, c’est lui, artiste populaire, enfermé dans une société qui le condamne.

Cheb Khaled, tout comme Cheb Hasni  exprime également la recherche de liberté. Dans la chanson “El Harba Win” de Cheb Khaled : “El harba win ? Le pouvoir est fou, le peuple est mort.” (Parfois entendue sous des variantes comme : “El harba win ? La peur est reine, le peuple dort.”) “El harba win ?” = Fuir, oui, mais où aller ? Elle résume l’impasse dans laquelle se trouvent les Algériens à l’époque. Pas de refuge. Pas d’issue. “Le pouvoir est fou” = dénonciation directe de l’État autoritaire, corrompu, violent. “Le peuple est mort” = image d’un peuple écrasé, dépolitisé, traumatisé, résigné.

Les chansons de ces artistes sont bien plus que de simples airs populaires : elles sont devenues des hymnes. Le raï, à travers ses paroles, devient ainsi un vecteur de contestation sociale, un cri de révolte face à la répression, un moyen d’expression pour ceux qui étaient silencieux face à la terreur qui dévastait l’Algérie. La voix des sans voix comme dirait l’Abbé Pierre.

Dans ce climat, le raï a joué un rôle crucial : il a permis aux jeunes d’exprimer leurs souffrances, leurs luttes et leurs désillusions, tout en affirmant leur identité culturelle. Cette musique est devenue bien plus qu’un genre ; elle est devenue un cri de résistance dans un pays en crise, un rempart contre la disparition de la culture et des valeurs algériennes.

Raï et rap : Une résistance culturelle, de l’héritage à l’expression contemporaine

Le rap algérien est bien plus qu’un simple genre musical, c’est une continuité du raï. Alors que ce dernier est né dans les quartiers populaires pour exprimer une résistance face à la colonisation et à la guerre civile, le rap, aujourd’hui, reprend cette tradition de révolte et de reconstruction identitaire. En mêlant les “drums rebeu” à des sonorités modernes, les artistes comme TIF et ceux de la scène rap algérienne actuelle ont redonné vie à un héritage culturel fort, en l’adaptant aux réalités sociales et politiques du XXIe siècle.

Le rap devient alors un prolongement naturel du raï : une manière de parler d’exil, de transmission, de colère et d’appartenance autant dans les paroles que dans les mélodies. Le rap incarne cette même résistance, cette même volonté de faire entendre les voix des jeunes générations souvent ignorées par les élites. Comme le raï dans les années 80-90, il parle de lutte et d’identité, tout en s’attaquant aux défis contemporains : l’exil, les inégalités sociales et l’aspiration à un avenir meilleur. Si le raï a permis de reconstruire une mémoire collective après la colonisation et la décennie noire, le rap, lui, continue de revendiquer cet héritage, de lutter contre l’oubli et de porter la voix d’une jeunesse toujours en quête de sens.

On retrouve d’ailleurs l’héritage direct du rai dans plusieurs titres de rap, notamment chez les artistes franco-maghrébins. Chez Lacrim on rend hommage aux martyrs  » Des rivières de sang, n’oublie pas qu’les parents D’nos parents ont subi la torture « , chez Soolking “ Je chante l’amour au milieu de cette guérilla « , ou encore chez Tif “ Rester n’est plus une option partir est plus qu’une alternative”, c’est la même tension qui revient : partir par nécessité, sans savoir si ailleurs sera vraiment mieux. Et comme le dit si bien Rim’K dans “Tonton du bled” : “ Jdédie ce morceau aux disparus aux enfants et aux mamans” rendant ainsi hommage à la population algérienne.

Chez d’autres artistes comme Danyl on retrouve des drums rebeu avec la derbouka comme instrument phare il rend d’ailleurs hommage à Cheb Hasni à chacun de ses concerts en reprenant le titre Baida mon amour. Flenn, rappeur algérien utilise également ce type d’instruments dans ses sons.

Le raï et rap, deux formes d’expression issues du peuple, ont traversé l’histoire algérienne comme des cris portés par des générations en quête de liberté, d’identité et de justice. Du raï contestataire des années noires au rap engagé d’aujourd’hui, ces musiques racontent une même histoire : celle d’un peuple blessé mais debout, d’une jeunesse qui refuse le silence, d’artistes qui font de leur art une arme contre l’oubli.

Quand un morceau dit “El harba win ?”, il ne pose pas seulement une question. Il ravive la mémoire de ceux qui n’ont pas pu fuir, de ceux qui ont résisté jusqu’au bout, de ceux qui ont chanté sous la menace, de ceux qui ont été réduits au silence. Il rappelle les martyrs de la guerre de libération, les victimes de la décennie noire, les exilés forcés, les artistes assassinés pour avoir osé parler. C’est une mémoire ancrée dans les douleurs du passé, mais portée par la force du présent. Une mémoire qui résiste, comme la culture algérienne elle-même : vivante et fière.

Par nous, pour nous

Lilia