“Chaque fois que j’pose tu demandes c’est qui ce gars”, voici la première phrase d’un couplet déjà considéré comme l’un des meilleurs de Planète Rap depuis 2020. Son auteur se nomme Souffrance, rappeur montreuillois de 35 ans et nouvelle sensation du rap français. Membre du collectif L’uzine, Souffrance a fait de sa vie un chemin périlleux. Embarqué dans la musique très jeune, son vécu et sa mentalité l’ont pourtant détourné de cette voie pendant près d’une décennie. En 2021, le rappeur a enfin sorti son premier projet nommé Tranche de vie. Un album qu’on peut considérer comme le travail de toute son existence.
On retrouve en Souffrance l’essence de la Scred Connexion et le côté choc de Despo Rutti. Des références du passé que l’artiste remet au goût du jour pour se démarquer d’une bonne part de la concurrence. Autour de cet entretien , le rappeur revient sur son parcours et sur ses ambitions. La future tranche de vie qu’il s’apprête à nous proposer s’annonce intense…
Pendant près de 10 ans, tu as mis la musique de côté pour rentrer dans la “société”. Quand as tu réellement commencé le rap en fin de compte ?
A l’âge de 33 ans, je me suis dit que c’était le dernier moment pour essayer de faire quelque chose dans ce milieu. On peut dire que c’est le temps qui m’a vraiment poussé à faire les choses. Je suis un peu un gars qui fait tout au dernier moment à vrai dire.
Et est ce que tu étais prêt pour cette ascension aussi rapide ?
SI j’ai mis autant de temps à me lancer c’est surement que je n’étais pas prêt auparavant. Je ne croyais pas du tout monter aussi vite, et puis je suis loin d’être une star à l’heure actuelle. Néanmoins j’étais sûr de mon projet. Et tout mes gars était confiant également. Pourtant avec les diverses expériences que j’ai eues par rapport aux projets de mon entourage je ne m’attendais pas à beaucoup de retour. Pendant la préparation du projet, je disais à Tony (son manager) que je pensais en vendre 4 ou 5 mille. Tony me disait lui que si j’en vendais 200 ou 300 c’était déjà bien. Quoi qu’il en soit, j’ai toujours été sur de mon art.
Comment vois- tu la société que tu viens de quitter ?
Quand j’étais jeune j’étais très marginal. Je me positionnais en dehors de l’école, du travail, du circuit et même des aides sociales. J’avais cette volonté de m’en sortir mais je ne croyais pas à la musique. Ensuite j’ai compris qu’il fallait que je sorte de cette marginalisation. J’ai commencé par faire du porte-à-porte, à travailler sur des marchés. Puis j’ai vraiment réalisé l’importance du diplôme en France. Tous les discours sur le fait que tu peux t’en sortir sans l’école c’est bien marrant mais le mieux c’est d’avoir un bac+5 je ne t’apprends rien. J’ai obtenu mon diplôme de comptable et j’ai fini par atteindre mon objectif. Pourtant je n’étais pas en phase avec moi-même. Et c’est donc là que mon envie de rapper est revenue. Notamment lorsque j’ai participé à la Grunt 17 organisée autour de Prince Waly. Je me suis rendue compte que c’est ça qui me représentait vraiment. J’ai donc repris le rap pour deux raisons. D’une part parce que je ne pouvais pas avoir autant rappé sans fournir un projet construit. De l’autre car c’est cela qui m’anime depuis tout petit.
Tu as fait du bruit en participant au projet du Classico Organisée. Comment es-tu parvenu à rejoindre le projet ?
Si on remonte le fil de l’histoire, je sors Tranche de vie puis je suis invité au planète rap de 7 Jaws. Je travaille énormément mon freestyle et cela m’apporte une certaine visibilité. Ensuite Sofiane m’invite au rentre dans le cercle ou j’ai performé sur de la drill, un domaine où les gens n’ont pas l’habitude de m’entendre. Ce qui s’est passé après, de mon propre avis, c’est que Jul a vu mon freestyle à Skyrock. Un intermédiaire m’a contacté et j’ai enregistré mon couplet sur Montreuil. J’espère un jour le rencontrer. Ce mec est à la pointe de la pyramide tandis qu’on est dans les catacombes et il nous permet de voir un peu plus la lumière.
Tu as fini par avoir ton propre planète rap avec l’uzine après ton freestyle. Est-ce que tu penses que ton passage a marqué les esprits de Fred Musa et son entourage ?
Suite au freestyle on a discuté avec Fred qui nous a proposé une nocturne sur Skyrock. J’ai toujours porté un grand intérêt à cette émission car elle est plus facile d’accès et elle permet de découvrir beaucoup de morceaux. C’est grâce à cette émission que j’ai découvert “Repose en Paix” de Booba par exemple. Je pense qu’il a apprécié notre spontanéité et notre volonté de ne pas mettre en scène. D’apprécier vraiment le moment présent.
On t’a également vu en interview chez clique, ce qui montre que les médias te valident, cela te satisfait ?
Je suis pleinement satisfait. Je ne suis pas dans le combat du rap indé face aux gros médias. Du moins j’ai arrêté de me battre car le monde est plus fort que moi. Maintenant je prends les chances qu’on me donne et sans me travestir, peu importe le média. Si demain on m’appelle chez Nrj et que je peux exprimer l’art qui me représente, il n’y a aucun problème. J’ai aussi pas mal de connexions avec des gens qui m’ont donné ces chances. Donc j’y suis aussi arrivé sans le buzz.
Bien que l’uzine existe depuis longtemps, est-ce que vous sentez que vous pouvez ramener pleinement l’idée de collectif au sein de l’hexagone ? C’est quelque chose que l’on ne voit plus trop depuis l’arrivée de 1995, Panama Bende ou LTF aux débuts des années 2010.
C’est sur qu’il y a un sens de la compétition avec les collectifs qui s’est pas mal perdu ces derniers temps. Mais je pense qu’on n’a pas cette réflexion de ramener quelque chose. Ce collectif s’est vraiment fait naturellement il y a 10 ans et on essaye de s’entraider pour arriver au meilleur de notre art c’est tout. On écrit beaucoup ensemble, on réalise nos propres clips et on se conseille beaucoup. On est juste un groupe d’amis qui avance en fin de compte.
Tu disais chez Clique que la scène est la seule chose qu’on avait perdu de nos jours et non l’écriture et les flows. Comment expliquer cela ?
Je vois cela par mes expériences. A l’époque on enregistrait souvent au café la pêche à Montreuil. On se retrouvait à 25 et on a fait nos armes rapidement. Aujourd’hui il n’y a plus personne dans le studio car on a moins besoin de l’effet de groupe pour créer J’ai l’impression que le travail d’ingénieur du son est aujourd’hui primordial avec les arrivées des nouveaux outils comme le vocoder. Donc l’idée de performer sur scène est moins présente dans les têtes. Il y a aussi l’arrivée du playback qui a joué un rôle dans cette disparition. A l’époque c’était impensable de faire ça, le public te huait direct. Je pense que cela est lié également aux nouveaux outils. Les artistes veulent maintenant donner une performance identique à l’album. Ce n’est pas ma vision des choses. Je veux vraiment donner quelque chose de différent au public à chaque fois.
Montreuil est depuis quelques années une ville en marge du rap français avec des rappeurs comme Prince Waly, Triplego ou Swift Guad.Comment qualifierais-tu cette scène ?
Montreuil est une ville très particulière. Je dis dans un de mes textes « à 100 mètres de distance c’est pas la même cogite” car les cités sont assez espacées. Ce qui fait que chaque quartier à son propre délire. Tu peux faire ton art dans ta cité sans forcément avoir de connexions avec les autres. Mais cela reste une ville très ouverte artistiquement. Il y a une vraie mixité qui te permet d’élargir ton esprit assez facilement.
Parlons maintenant de Tranche de vie. La première chose que j’ai remarquée est que tu fais des comparaisons assez osées tout au long du projet. Notamment celle ou tu cites “dans le 93 jme sens chez moi comme un pd dans le marais”.
Dans “Simba” je cite “jfait des images dans ta tête pourtant jdessine pas”. C’est ça que j’aime. J’adore faire voyager l’auditeur à travers des images fortes. Même si je ne sais pas dessiner, j’ai vraiment une admiration pour la peinture. Je trouve cela incroyable de peindre sur une toile tout ce que tu as dans la tête. C’est donc ce que j’essaye de faire avec les mots. Ils représentent ma propre toile et ce sont ce genre de passages qui marquent vraiment les esprits.
En écoutant “périphérique” j’ai eu l’impression que tu tendais à allier l’ancien et le moderne. Est-ce volontaire de ta part ?
Je me considère comme un mc. Donc je dois être capable de poser sur tous types d’instrumentales. Il y a vraiment cette idée de performance. Sur la mixtape Noctambus tu peux m’entendre poser sur du Aya Nakamura par exemple. Un type de morceau qui n’a rien à voir avec mon univers. Ce que je recherche avec ma musique est l’originalité, c’est primordial. Que ce soit de la trap ou du boom bap, chaque style est redondant si tu n’apportes pas ta pâte. C’est pour cela que j’ai voulu amener de la fraîcheur avec mon boom bap.
Une image m’a beaucoup marqué dans ton projet . Celle du morceau “Café” ou tu cites “jsuis pauvre, jvit dans un rêve de gosse de riches”. Quel est ce rêve ?
Cela reprend une idée que j’avais développée dans le titre “Sous les pavés” dans le projet Le Peuple a Faim en 2015. Dans ce morceau je dis “Je te ne raconte pas la péri-féerie ». Ce jeu de mots témoigne pour moi du fantasme qu’il peut y avoir autour de la banlieue. Beaucoup de gens croient que vivre en dehors du périph est égal à niquer les flics, faire un max d’oseille et tirer sur tout le monde. Ce fantasme touche généralement les jeunes qui ne sont pas de ce milieu. Ceux qui viennent de la banlieue peuvent y croire très jeune mais la réalité les rattrape souvent. Je refuse ce fantasme de la rue. J’aime être réel et avec cette phase je démontre à ceux qui fantasment qu’ils sont dans l’erreur.
Il y a également un passage marquant sur “étoiles filantes” ou tu parles d’une vie placée entre le studio et l’éducation de ta fille. Comment être rappeur et père à la fois aujourd’hui ?
Une fois que j’ai eu un enfant, je me suis demandé s’il ne fallait pas que je change mon rap. Mais en réalité mon rap est interdit au moins de 18 ans donc ma gosse n’a pas le droit d’écouter ce que fait. J’applique vraiment le parental advisory finalement. La paternité a changé certaines manières dans ma façon d’écrire. Il y a certains thèmes que n’auraient pas abordés sans cela. Mais je compte garder mon essence au maximum et rester fidèle à ce que j’étais avant d’être père.
Despo rutti est une de tes grosses inspirations. On retrouve une part de lui dans certaines de tes phrases chocs. Qu’est-ce que tu as apprécié chez lui ?
J’aime les extrêmes dans l’art. Despo rutti c’est l’art sans concessions. C’est cela qui m’a marqué avec sa musique. Il y a aussi Tandem qu’on peut placer dans ce registre. Je me souviens qu’ils utilisaient des mots incroyables à leurs débuts et ils m’ont beaucoup inspiré dans ma façon d’écrire. Je peux aussi citer Lunatic. J’ai toujours trouvé la dualité entre Ali et Booba unique. J’aime les artistes qui donnent de la force à travers leur musique. Quand tu écoutes “Imagine” de Mac tyer ça te donne une réelle envie d’avancer. C’est ce que j’ai essayé de faire également avec Tranche de vie. Malgré que le projet soit très triste et très sombre, je trouve qu’il motive à aller de l’avant. J’ai envie de donner cette rage aux gens.
Au niveau de tes inspirations j’ai aussi remarqué que ton parcours est assez similaire à celui de Sofiane. Comme toi le rappeur a mis du temps avant de réussir bien que ce dernier soit aujourd’hui un pilier du rap français.
J’ai été dans l’ombre pendant très longtemps. Je n’arrivais pas à l’époque à me mettre en avant physiquement. Tu sais j’ai grandi dans une époque où la vidéo était très mineure dans le rap. Dès qu’on te filmait, tu cachais ton visage. On était vraiment dans un délire ou on voulait se cacher le plus possible. Je pense que c’est une différence que j’ai car Fianso a toujours voulu se mettre en avant face caméra. Ce qui a marché à la conclusion. Je ne peux pas faire de parallèle tant que n’aurait pas percé à son échelle. Mais il est vrai que certains schémas de carrières sont assez identiques chez lui et moi. En tout cas, je le remercie beaucoup pour son invitation à Rentre dans le Cercle.
En ce moment j’ai l’impression qu’il y une énorme force qui transite autour de toi. Notamment avec le S/o de Vald durant son interview avec Mehdi Mäizi.
Je pense que j’ai eu la reconnaissance du milieu. Mehdi avait déjà fait une story à l’occasion du freestyle skyrock. Ce qui est déjà énorme. Et puis il y a eu Vald il y a pas longtemps. C’est juste énorme. Il m’a envoyé une force incroyable. Je suis très heureux que Tranche de vie ait atteint des oreilles de connaisseurs.
Après Tranche de vie, comment vas- tu aborder la prochaine ?
J’ai envie de créer la surprise. J’ai envie que l’auditeur se dise “merde je ne pensais pas qu’il allait faire ça” sur mon prochain disque. Je déteste faire des choses similaires et j’aime la prise de risque. Pour moi un artiste doit tout le temps se remettre en question pour évoluer. Je vais donc arriver avec une proposition différente et j’aimerais aussi accentuer mon univers.
Souffrance sera en concert le 22 Octobre prochaine à la machine du Moulin Rouge, vous pouvez retrouver Tranche de vie ci-dessous afin de mieux comprendre l’univers de l’artiste.
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