Dans un long entretien, le Grenoblois de naissance s’est exprimé sur son dernier ouvrage : « Kendrick Lamar : de Compton à la Maison Blanche ». Des débuts du rappeur jusqu’à son succès, Nicolas Rogès nous parle de cet artiste si particulier et de son entourage.
Pour commencer peux-tu te présenter pour ceux qui ne te connaissent pas ?
J’ai 29 ans, je viens de Grenoble et cela fait maintenant 10 ans que j’écris à propos de la musique, principalement sur le rap et la soul. J’ai commencé avec mon propre blog puis je me suis dirigé vers des plus grosses structures. Mon premier livre est sorti en 2018, portant sur l’histoire de la soul. Cette année je sors donc mon livre, et j’écris également pour l’ABCDR du son. Je suis aussi conférencier.
Comment t’es tu senti à Compton ? Avais-tu des attentes par rapport à son atmosphère ?
Je savais que la ville avait changé mais c’est vrai qu’avant d’arriver je m’imaginais un endroit plutôt intense à l’image des clips de The Game. Pourtant quand je suis arrivé ce n’était rien de cela. C’est plutôt une ville tranquille en vérité. Je m’étais aussi très bien préparé avant d’y aller. J’ai fait beaucoup de recherches, et j’ai planifié une dizaine de rencontres sur place. Il est vrai que certaine personnes peuvent te regarder bizarrement. C’est normal car je suis blanc de peau et les habitants ne sont pas habitués à en voir d’habitude. La situation de Compton s’améliore grandement et c’est peut-être du au succès de Kendrick. Depuis qu’il est passé de l’ombre à la lumière, Compton a pris une ascension fulgurante.
Un thème revient dans chaque chapitre de ton livre : l’appartenance de Kendrick à Compton. Ne serait-il pas finalement prisonnier de sa ville après tant d’années ?
Je pense que Kendrick s’est longtemps senti prisonnier. C’est ce qu’il dit à travers le morceau « Black Boy Fly » en faisant référence à The Game notamment. Cependant après le succès de Good Kid m.A.A.d City, il a pu quitter son quartier. Il est devenu riche en fin de compte. Maintenant il ne ressent plus cela et essaie justement de mettre en avant sa ville au maximum. C’est pour cela que j’ai appeler mon livre « De Compton à la Maison Blanche ». Pour montrer son évolution et voir qu’il n’oubliera jamais son coin.
Finalement c’est tout cet attachement qui peut le mieux définir Kendrick : un homme engagé pour sa communauté. Pourtant il ne s’est pas montré présent pendant le mouvement Black Lives Matter. Penses-tu qu’il aurait du se prononcer davantage dans ce mouvement en tant que symbole de la lutte?
Il est vrai qu’il se montre peu présent sur les réseaux sociaux. De nos jours on va donner plus de crédit à un artiste qui montre son soutien sur Instagram que dans la réalité. Kendrick est très engagé, il donne des fonds de soutien à plusieurs associations de sa ville, et il a manifesté à plusieurs reprises dans Compton. De par sa posture et ses albums, c’est déjà quelqu’un de très important pour la cause. Ses actions tel que le morceau « Alright » parlent pour elles-mêmes.
Tu dis dans ton livre que le prix Pulitzer décerné à Kendrick l’a affecté positivement mais qu’il se doit de faire encore mieux. Il est finalement un éternel insatisfait, en veut-il trop parfois ?
Effectivement c’est un éternel insatisfait mais on peut surtout le qualifier de psychopathe du travail. Il veut toujours aller de l’avant et c’est cela qui caractérise les plus grands artistes à l’instar de Prince ou David Bowie. Tous ses albums sont différents car il ne se satisfait jamais de son passé musical, il en veut plus. Tu peux voir qu’il va bientôt s’engager dans le cinéma, il prend des risques mais avance. Il fait la musique qu’il veut et ne prend pas en compte sa fan-base. C’est peut-être cela qui le fera devenir une légende.
Tu abordes très souvent la vie de famille de Kendrick au sein de ton livre. Pourtant il y a peu d’informations sur sa sœur et ses frères. Était-ce par choix ou par difficultés d’obtenir une information ?
Je n’avais pas trop envie d’être intrusif, par respect. Kendrick parle beaucoup de ses parents dans ses morceaux contrairement à ses frères et sœurs. Ma démarche était d’être le plus respectueux possible en prenant en compte ce que raconte l’artiste.
Les valeurs qu’à Kendrick proviennent de son père. Top Dawg s’est aussi montré en tant que figure paternel pour le rappeur et un grand esprit familial traîne autour de TDE. Ne serait-ce pas le plus grand label de rap en fin de compte ?
En fin de compte TDE est un label jeune. Il a pris forme à Compton en 2004 certes mais son ascension a commencé avec Section 80 en 2011, et depuis peu d’artistes ont été signés et les projets sont rares. C’est un très grand label pour sûr avec les succès monumentaux de Kendrick, SZA et Schoolboy Q. Tu peux être certain à chaque écoute d’un projet sortant du label qu’il sera de qualité, même si tu ne l’apprécies pas. Top Dawg fait cela de façon artisanale avec ses proches et accorde une grande importance à la qualité des produits. Ils ont une recherche de la perfection qui est très originale. Je pense qu’il est un peu tôt pour le classer au niveau de Death Row par exemple. Mais avec le temps il est probable que le label se classe comme le plus grand.
Les récents changement musicaux, notamment ceux d’Atlanta ont mené TDE à se consacrer à une musique un peu plus commerciale. Penses-tu que Kendrick peut s’enfermer dans une case mainstream ?
Je pense qu’il va faire ce qu’il veut. Il est vrai que dernièrement ses musiques ont été un grand succès par leur ouverture au grand public. L’ouverture de Kendrick à la trap n’est cependant pas que cela. Elle est aussi le fait qu’elle soit une musique brutale, parfaitement en accord avec la situation politique de l’époque de la sortie de DAMN (élection de Donald Trump en 2016). ScHoolboy Q a aussi pris des devants commerciaux avec Crash Talk en 2018. Mais TDE ne se conforme pas réellement dans une case mainstream comme tu peux le voir avec leur dernière signature qui est le rappeur Reason. Les artistes de TDE ont une liberté créative totale. Ils peuvent sortir des gros singles mais en même temps réaliser des albums avec une forte personnalité. C’est à double tranchant.
On ressent vraiment ton attachement à l’album To Pimp A Butterfly, j’en déduis cela par ton livre portant sur la Soul. Comment à tu reçu cette album la première fois ?
Parfois à l’écoute d’un album, on fait autre chose en même temp, on se concentre un peu moins. A l’écoute de cette album, au bout de deux minutes, j’ai compris que je devais arrêter ce que j’étais entrain de faire et juste écouter. Au delà du rap, j’ai réalisé rapidement que cet album allait être très important pour l’histoire de la musique. J’ai vraiment compris le talent de Kendrick, qui n’a pas peur de moduler sa voix à tout moment et d’aborder des thèmes durs. L’album est très riche sur le point musical et également par ses sujets. A l’image du morceau « U » ou l’artiste hurle de désespoir, j’ai été déstabilisé et c’est cela aussi la musique, c’est se faire surprendre.
La track intitulé « God » m’a fasciné. J’ai découvert une facette de Kendrick inconnu à mes yeux. Comment as-tu abordé ce thème qui est très fragile à exploiter ?
Cela a été très difficile en effet mais je ne pouvais pas passer à coter de ce thème au combien important pour Kendrick. Tous ses albums sont reliés à cela, il se pose des questions sur sa foi et son appartenance religieuse. Les liens entre les projets sont difficiles à trouver mais j’ai réussi en me cultivant sur différents sites dont la Bible en ligne. Il faut vraiment analyser les paroles de l’artiste pour comprendre son point de vue si particulier sur Dieu.
Le passage sur Keisha m’a sensibilisé. Kendrick montre une certaine compassion pour cette amie, obligée de se prostituer par manque d’argent. Il brise cependant une certaine pudeur dans la vie de cette jeune fille. Penses-tu que Kendrick est trop intrusif parfois ?
Avec Good Kid m.A.A.d City, Kendrick a vraiment voulu raconter des histoires réelles. Lorsque j’étais a Compton, un ami à lui m’a dit qu’il était « choqué » lorsque le rappeur a parlé de ce sujet dans le morceau « Keisha’s song« , car tout est vrai. Cela a gêné quelques personnes en effet, mais ça a fait le succès de l’artiste aussi. Kendrick est le bon gamin qui témoigne des atrocités de Compton. Il apporte une touche de réalisme que nul autre rappeur ne peut apporter. Je pense qu’au delà de la gêne, c’est plutôt la surprise qu’il faut exprimer en écoutant du Kendrick Lamar et non penser à de l’intrusif.
L’entrée du Label de TDE comporte un écrit ayant pour textes les règles du studio. On y découvre un véritable esprit fraternel entre les différents artistes, notamment ceux du Black Hippy. C’est peut-être cela qui a fait la force et le succès du label ?
Totalement. TDE a été crée en 2004 et tous les artistes du Black Hippy ont été signés avant 2006. Cela fait donc maintenant 15 années que la famille travaille côte à côte. On voit dans différentes vidéos la bonne ambiance qui règne dans le studio (SchoolBoy adore notamment se moquer de ses confrères), Kendrick fait le séquencage de ses amis et conseille artistiquement (surtout SchoolBoy qui est un flemmard) sur les mixages et autres. Top Dawg a vraiment voulu institué cela. Il a forcé les membres à se fréquenter lors de longues sessions et aujourd’hui chaque artiste signé est étudié pour s’inscrire dans leur entité familiale.
Dans ton livre tu consacres une importante partie à Jay Rock ainsi qu’à SchoolBoy Q et AB-Soul. Le Black Hippy n’est pourtant maintenant plus actif. Attends-tu un nouvel album?
Complètement, tout fan de rap n’attend que cela quand on voit le niveau de chaque rappeur. Pourtant je pense que la direction artistique prise par les artistes du groupe est très différente. Il est difficile de concevoir une album avec une réelle âme dans ce cas là. On voit, notamment sur le morceau « Vice City » du dernier album de Jay Rock, que les quatre artistes réunis font des morceaux efficaces mais qui ne relèvent pas d’une qualité extraordinaire. Le Black Hippy est cependant d’une importance capitale pour l’histoire de TDE et Jay Rock est même la base de tout cela en tant que premier artiste du label, c’est pour cela que j’ai consacré une importante partie sur lui.
A la fin de ton livre et sur le site de l’ABCDR du son, on découvre une flambée d’interviews de l’entourage de Kendrick dont un ancien membre du TDE en tant que réalisateur. Comment as-tu réussi à te mettre en connexion avec lui sachant qu’un devoir de confidentialité critique est exigé auprès de chaque membre de TDE ?
Tu ne peux pas t’imaginer le nombre de demandes que j’ai exercées à chaque membre de TDE pour obtenir des informations. A la fin j’ai commencé à envoyer des messages par le biais des réseaux sociaux dont cet homme qui est Justin Barnes, apparaissant sur une vieille photo de Dave Free (réalisateur de Kendrick Lamar). Il a accepté avec plaisir au bout d’une heure. Son témoignage est précieux pour s’immerger dans l’ambiance de TDE , il a répondu à tout ce que je voulais et n’a pas vraiment respecté la clause c’est vrai. Il n’est pas très connu mais a pourtant été précieux pour le début de la carrière de Kendrick en ayant réalisé « Uncle Bobby » en 2009.
Pour finir, j’aimerais que tu nous présentes tes cinq morceaux préférés de Kendrick Lamar.
Ca va être compliqué car je change tout le temps d’avis sur les morceaux mais je peux citer :
-« Black Boy Fly » car cela résume toute la carrière de Kendrick, de son désespoir à son succès. Cela peut-être aussi la métaphore de Compton.
-« U » par son mixage incroyable et la psychopathie de Kendrick rapellant un certain Eminem.
-« Fear » par son témoignage touchant où je trouve que Kendrick est au sommet de sa plume.
-« Sing About Me » qui est l’origine de « Fear » et qui est d’une légèreté extraordinaire sachant que le morceau est d’une durée de 12 minutes.
-« Hood Politics » pour sa ligne puissante adressée à ses détracteurs.
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