Guru, Easy Mo Bee et Rocé ont marqué l’histoire du rap par leurs innovations. Ils font partie d’un cercle fermé de rappeurs ayant expérimenté le jazz-rap durant les années 90 et 2000. Ce genre au succès relatif a néanmoins été beaucoup moins présent à partir de l’apparition du vocoder à grande échelle en 2005. L’auto-tune a en effet laissé place à une ère portée vers de tout nouveaux genres comme le crunk. Une période symbolisée par les innovations de Kanye avec 808’s & Heartbreak et la naissance d’icône comme T-Pain.
Durant cette phase mouvementée, le jazz-rap a continué d’exister grâce aux albums de Brother Ali, The Roots, Common et surtout Q-Tip. Des projets dans l’ensemble très réussis qui n’ont pourtant pas apporté de vraie révolution à ce genre. Il a fallu attendre le réveil de la côte ouest pour voir un vrai renouvellement envers le jazz-rap. Aux débuts des années 2010, les débuts de ODD Future et Thundercat apportent un vent nouveau qui inspire de nombreux artistes. C’est le cas d’un trio Canadien aujourd’hui appelé BADBADNOTGOOD.
Matthew Tavares, Chester Hansen et Alexander Sowinski sont en 2010 de jeunes lycéens autant traumatisés par Tyler The Creator que par Gucci Mane. Bientôt naîtra de leurs mains une patte fusionnant le jazz, le rap et l’électro inédite. Passé un peu inaperçu dans les classements des albums des années 2010. Leur cinquième album nommé Sour Soul avec Ghostface Killah est pourtant l’un des plus ambitieux projets sortis lors de cette décennie. Une volonté de créer un album unique qui a finalement engendré autant de frustration que de réussite.
Une continuité logique pour Ghostface Killah
Avec Supreme Clientele en 2000, Ghostface signait sa meilleure œuvre en se démarquant de ses congénères du Wu-Tang. Le rappeur de Staten Island se dirigeait vers une musique plus axée sur la soul et s’éloignait ainsi du son froid des Killa Bees. Cette volonté de créer l’inattendu va devenir sa marque de fabrique. La suite de sa carrière est marquée par des prises de risques et des collaborations inédites. On pense d’abord a Ghostdini: Wizard of Poetry in Emerald City, son huitième album très inspiré par le r&b des années 2000. Il a également sorti de nombreux albums collaboratifs comme WU Block avec Sheek Louch et WU Massacre, sorte de blockbuster nostalgique avec Raekwon et Method Man.
Cette collaboration avec BADBADNOTGOOD est donc plus ou moins une surprise pour le public. C’est même une continuité logique pour le rappeur. En s’alliant avec un groupe proposant une nouvelle musique, Ghostface vient prouver sa capacité à sortir de sa zone de confort. Il arrive ainsi à se renouveler mais en gardant une identité très new-yorkaise sur tout le projet.
BADBADNOTGOOD, pression et reconnaissance
Pour BADBADNOTOOD, ce n’est pas la même pression. Alors qu’ils viennent de sortir leurs trois premiers albums uniquement composés d’instrumentales, les jeunes canadiens produisent leur premier album collaboratif avec un rappeur. Le groupe a auparavant plus proposé des reprises de Kanye West ou Wacka Flocka que vraiment créé une musique de toute pièce. Ainsi c’est un véritable défi que se lancent les canadiens. Le trio n’est cependant pas seul à la production. Tout au long du projet, Frank Dudes, un producteur ayant travaillé avec Drake, les accompagne pour lui aussi se forger une reconnaissance.
La pression infligée au groupe se ressent rien qu’en regardant la cover du projet. On y voit Ghostface seul et couvert d’un drapeau américain. Une pochette qui laisse plus penser à un solo qu’à une collaboration. On peut voir par là l’humilité du groupe qui se place en dessous de Ghostface. Le projet est pourtant assez équilibré dans l’ensemble. Les textes ne sont pas omniprésents dans chaque morceau et le groupe se permet même des interludes. Il faut néanmoins avouer que Ghostface est le véritable chef d’orchestre de l’album avec son univers mafieux et ses textes offensifs.
Rap du 7ème art
Sour Soul fait autant penser à un film de Lautner qu’à une virée dans le bayou des années 70. On n’a en effet parfois l’impression d’être dans le passé lorsqu’on écoute les courtes interludes mené par BADBADNOTGOOD. De nombreux titres comme “Tone’s Rap” respirent les rues de New Orleans du temps de Sidney Bechet. On peut également embarquer pour un New-York angoissant avec “Stark’s Reality” et “Ray Gun”, des véritables peintures de Taxi Driver.
Pourtant la fusion entre jazz et rap est moderne et bien effectuée. Le groupe canadien oriente Ghostface grâce à des compositions adaptées à son timbre de voix. La majorité des morceaux sont composés d’un trio guitare basse-claviers-batterie qui se marie parfaitement avec le charisme mafieux du rappeur. La guitare et son maître Chester Hansen prennent toutefois une place plus importante. Elle est davantage présente lors des refrains et apporte un côté vindicatif très similaire à l’univers de Ghostface. On la remarque notamment sur “Gunshowers” et “Food” qui se démarquent des autres morceaux par leurs moments de fulgurances.
Une collaboration frustrante
En sortant d’une écoute de Sour Soul on est quelque peu fasciné par l’alchimie entre BADBADNOTGOOD et Ghostface. Chaque morceau est une réussite avec une ligne jazz suivie du début à la fin. Les invités également comme MF Doom et Elzhi s’emboitent facilement dans le projet avec leurs univers complémentaires à celui de Killah. On garde pourtant en tête quelques frustrations avec cet album. La forme du projet effleure la perfection avec une esthétique sombre et une fusion jazz-hip hop franchement bien réalisé.
Le fond est néanmoins plus contrasté. Sour Soul se contente de suivre la bonne formule jazz-rap mais sans vraiment prendre de risque. Bien que les compositions de BADBADNOTGOOD soient très bien appliquées on sent un manque de fulgurance sur une grande partie du projet. Les couplets de Ghostface sont parfois trop courts et les instrumentales redondantes. Mis à part le morceau “GunShower”, le reste du projet est composé de titres loin d’être mauvais mais oubliables sur le long terme
Sour Soul est finalement une formule qui aurait pu être parfaite. L’association de Killah et de BADBADNOTGOOD fonctionne très bien et le soin accordé aux ambiances est une grande réussite. Il manque cependant une touche d’illumination à travers les instrumentales, parfois trop redondantes. L’originalité du projet a sûrement trop précipité les artistes qui ont ainsi effleuré la perfection. Espérons qu’ils se laissent une deuxième chance prochainement.